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Le porte-bonheur II
Je garde le souvenir d’une soirée remplie de sourires, de silences, de regards sombres sous ta mèche rebelle que tu ramenais sans cesse vers l’arrière. Ton long manteau flottait derrière toi quand tu sautais sur les rebords des remparts, près du parc de l’Artillerie. Tu me disais de faire de même, de te suivre. Tu tentais de me convaincre de surmonter mes peurs. Pourtant, tu vivais dans la crainte. Tout le temps. Cela se voyait. Tu attachais ton foulard à la ganse de ta manche de trenchcoat, pour pouvoir le glisser facilement autour du cou d’un possible assaillant. Tu me disais que tu ne croyais pas aux porte-bonheurs, mais aux éloigne-malheurs. Tu laissais souvent ta trace au pied des arbres, en me disant que si tu te faisais attaquer, ta vessie n’éclaterait pas dans ton ventre. Tu avais vécu dans la rue. Pourtant, tu étais moins âgé que moi, à peine sorti de l’adolescence. Un grand jeune homme aux lèvres peintes au marqueur indélébile noir. Nous n’avions pas vu le temps passer. À quelques minutes du couvre-feu, nous avions couru jusque chez toi. Tu avais emménagé dans ce studio quelques semaines auparavant, rue d’Auteuil. Une seule pièce, un matelas nu posé à même le sol. Tu dormais enveloppé dans ton manteau. Une télé trônait sur la table, unique meuble. Une ombrelle japonaise ornait un des coins de murs, tu l’avais prise dans les poubelles de Sillery. Tu avais allumé ta télé en m’invitant à m’asseoir avec toi sur le matelas. À l’écran, du bleu, de la musique classique, et l’heure, indiquée en blanc. Tu me racontais les histoires de ton arrivée en ville, des endroits où tu avais dormi, du stratagème que tu utilisais pour vivre d’un appartement à l’autre l’été, avant de retourner chez tes parents l’hiver. Tu buvais du lait à même un pot Mason un peu crotté et tu m’en offrais. Je goûtais ta salive et je t’embrassais. Ta langue chaude glissait entre mes lèvres. Tu flattais mes cheveux rouges et, d’un coup, tu t’es levé. Tu devais pisser.
Je suis restée sur le matelas à t’attendre. Après quelques minutes, je me suis retournée et je t’ai vu. Tu t’étais approché en silence et tu pointais une dague très stylisée vers moi. J’ai eu un mouvement de recul que je regrettai aussitôt. Une colère et, ensuite, les larmes. Tu pleurais, effondré à mes côtés, triste mais enragé aussi, incapable de comprendre pourquoi les gens te prenaient pour un psychopathe. J’ai bredouillé des excuses, en fixant l’écran bleu. Tu t’es calmé. En caressant tes mèches sombres, je fredonnais la Sonate au clair de lune dans ton oreille. La peau de tes lèvres desséchées par le marqueur noir se soulevait comme du papier calciné. Tu t’étais endormi.
Cinq heures du matin, fin du couvre-feu. J’ai filé vers la porte et l’ai refermée derrière moi. Avant de descendre l’escalier, j’ai glissé mon foulard dans la ganse de mon manteau. Au cas où.
Lux
Estée Preda