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Étoile solitaire III
Quand André s’est arrêté devant la porte de son ancienne maison, il savait que rien de ce qu’il avait connu n’avait survécu aux multiples rénovations effectuées au fil des ans.
Il avait vu l’annonce sur Internet et n’avait effectivement rien reconnu sur les photos, de la dimension des pièces à la couleur des planchers et des murs. Même l’escalier de bois menant à l’étage avait été remplacé par un serpent de métal enroulé autour d’une liane.
L’agent a sonné pour s’assurer que les propriétaires avaient respecté la consigne de déserter la maison lors des visites, puis il a fait tourner la serrure. André l’a suivi à l’intérieur, ému de retrouver sa maison d’enfance malgré les transformations.
Pendant que le courtier mettait de l’ordre dans son dossier, André s’est avancé vers la cuisine pour jeter un œil à la cour par la fenêtre, cherchant le hangar, disparu lui aussi.
Perdu dans ses pensées, il n’entendait pas l’agent aligner, comme s’il les avait appris par cœur, les avantages de devenir propriétaire – surtout dans ce quartier en pleine revitalisation. Avec l’augmentation vertigineuse du prix des loyers, les pauvres l’avaient pratiquement déserté, remplacés par des petites familles de la classe moyenne attachées à la vie urbaine.
André a levé un doigt pour demander s’il pouvait visiter l’étage. Il a gravi le serpent de métal jusqu’à l’entrée de ce qui était jadis sa chambre, devenue un bureau que les murs en bois de grange rendaient chaleureux. Il s’est avancé vers la fenêtre, en a écarté le rideau.
L’immeuble à condos d’une laideur consommée qu’on venait d’ériger au coin de la rue s’est effacé au profit du Poulet Frit Kentucky de sa jeunesse, dont il a humé les odeurs d’épices et de friture. Soudain synesthète , il a entendu les calèches qui rentraient au bercail les unes derrière les autres après une journée de virées dans les rues du Vieux-Québec – la nonchalance des chevaux, l’odeur du crottin –, puis le marchand de fruits et légumes qui tirait sa charrette en annonçant ses produits – Diiiii fréz, di fréz di fréz di fréz.
Plus à l’ouest, il a redécouvert la cour des Lacroix, immense dans son souvenir avec son lilas central, minuscule aujourd’hui. Derrière s’ébrouaient les érables qu’il avait vus naître et grandir, chicots devenus majestueux.
Il a passé devant la chambre principale sans même la regarder, avant de redescendre au rez-de-chaussée, l’agent sur les talons.
— Je peux voir le sous-sol?
Le courtier a indiqué l’escalier qui conduisait au soubassement, divisé comme jadis en deux parties, cave et aire de vie. Ce n’est qu’à ce moment qu’André s’est rappelé la pierre mal jointée, un peu à droite du chauffe-eau, derrière laquelle, enfant, il cachait son carnet des jours heureux, sorte de journal intime dont il gardait un vague souvenir. Il a tourné la tête pour s’assurer que l’agent ne l’avait pas accompagné jusque-là, puis il s’est penché pour retirer la pierre, qu’il avait facilement identifiée à son relief biseauté. Mais on l’avait rejointée, scellant pour toujours le récit des années d’insouciance qu’il avait traversées dans cette maison.
De retour à l’étage, il a remercié l’agent de s’être déplacé, sans lui dire qu’il n’avait jamais eu l’intention d’acheter cette maison. Il a tourné sur lui-même une dernière fois avant de passer la porte pour regagner sa voiture garée au coin de la rue, incapable d’identifier l’émotion qui lui embrumait l’esprit pendant que dans son véhicule persistait une odeur de poulet frit.
Alain Beaulieu
Nadia Morin