Défilez pour parcourir les quartiers
Découvrez les étoiles
La bicyclette I
- I
- II
- III
- IV
- V
- VI
Cela faisait bien deux semaines que Fred avait remarqué la bicyclette rutilante dans la cour de l’ancien écocentre. Chaque jour, sous les couinements de son vieux vélo, il longeait la clôture barbelée derrière laquelle s’alignaient désormais matériaux, remorques et véhicules de la Ville, pour emprunter le corridor des Cheminots. Puis il poussait jusqu’au travail, malgré la rouille et les plaintes de son vélo.
Le patron se moquait de lui un jour sur deux. « Fred ! Cibole, c’est pas un vélo ton affaire. C’t’un nique à tétanos ! » Chaque fois, Fred lui rappelait, dans un soupir agacé, qu’au salaire qu’on le payait, c’était pas demain la veille qu’il pourrait s’en acheter un nouveau.
La vérité était que ce vélo l’avait accompagné aux quatre coins de la province. De Gaspé à Lebel-sur-Quévillon, en passant par Baie-Comeau, Shawinigan, Gatineau… si c’était un chemin praticable, il y avait probablement roulé. Ses jantes avaient été redressées, les freins refaits, et refaits encore. Le dérailleur changeait les vitesses à sa guise et la selle affichait un tel ratio ruban adhésif/bourrure que Uline aurait probablement accepté de le commanditer pour le Tour de France. Là où les autres voyaient un tas de ferraille, Fred reconnaissait un vieux compagnon de route plein de cicatrices et d’histoires, un peu comme quand Valdy chante Me and Martin Growin’ Old, en parlant de sa vieille guitare…
Pourtant, il commençait à se préparer à l’inévitable deuil. S’acheter une nouvelle bicyclette ne l’empêcherait pas de conserver celle-ci. Il songeait même à la hisser sur le mur de son salon, afin de saisir l’occasion d’en parler lorsque les amis ou les éventuelles blondes reviendraient faire un tour dans son quotidien.
C’est pourquoi, ce soir-là, au retour du travail, l’esprit ouvert à l’idée de se procurer enfin un nouveau vélo, Fred s’était arrêté devant l’ancien écocentre. À bonne distance de lui, inclinée contre une pyramide de blocs de ciment, la mystérieuse bicyclette s’y trouvait toujours. Elle n’avait pas bougé depuis deux semaines. Le soleil de dix-sept heures pétillait sur son cadre et lui donnait l’air d’une apparition divine. Il avança jusqu’à la barrière. Il l’avait remarqué le matin même : un employé avait dû reculer dans un des montants avec un camion, car celui-ci était tellement tordu qu’il avait été impossible de mettre le cadenas habituel. On avait temporairement positionné une remorque contre la barrière pour empêcher qu’on puisse l’ouvrir, mais il demeurait suffisamment d’espace pour s’y glisser, en se tortillant un peu.
Fred descendit donc de sa bécane et, après avoir balayé les environs du regard (quel automobiliste s’arrêterait de toute manière ?), il se faufila sans trop de mal sur le terrain défendu. « Juste un coup d’œil… » se mentait-il à lui-même; il savait que si la bicyclette lui plaisait, il l’emporterait.
Il s’approcha avec excitation, mais déchanta rapidement. Si le cadre s’avérait relativement brillant, tout le métal était déjà dévoré par la rouille. Il tira légèrement sur le guidon pour redresser la bicyclette, mais la roue avant se détacha aussitôt et la machine s’effondra dans la poussière. Fred n’eut pas le temps de gérer son immense déception; un bruit familier et régulier s’éleva qui le fit se ruer vers la barrière avec frénésie. Trop tard Son vieux vélo avait disparu.
Félix Villeneuve
Paul Bordeleau